À quatre mains
À quatre mains La création à quatre mains sur la pierre devenue mur, l’arbre devenu bois, sur l’affiche devenue déchirure. Une composition en mouvements multiples sur le quotidien, ses contradictions, ses émotions, ses palpitations anarchiques. On se met à penser à Nicolas Le Riche et Sylvie Guillem, immenses de complémentarité dans leur Appartement, duo tombant d’épuisement pour avoir tout dansé. L’aboutissement chaque fois renouvelé d’un pas-de-deux sans entraves, leurs sueurs entremêlées jusqu’à la dernière note. Sauf qu’ici, ce n’est pas Mats Ek qui signe, mais KRM. Sauf qu’en guise de clé de sol, un petit chien qu’un pochoir a imaginé trottinant, erre entre poubelles de la société de consommation, chaises de jardin désarticulées et arrosoirs en érection. Sauf qu’ici, jusqu’à l’ultime superposition de coups de griffe et de couleur, ce sont Geza et Chérif qui ont tout donné, leurs sueurs entremêlées jusqu’au dernier entrelacement d’images.
Au début de leur ballet incessant, il y a le Mur. Celui de Berlin. Côté est, du béton gris hérissé de barbelés, qu’on ne pouvait approcher qu’au péril de sa vie. Versant ouest, une gigantesque fresque grouillante de graffitis, cartoons, cris de rage, bons mots, billets doux et couleurs. Un immense tableau urbain tagué, retagué, surtagué par des milliers de mains anonymes. Une fourmilière de la communication où on se donnait rendez-vous, également pour narguer les Vopos perchés dans leurs miradors, juste de l’autre côté.
C’est précisément ce dialogue avec le mur et le reste du monde qui a inspiré à Geza et Chérif leur concept de création, leur « esprit du mur ». Leur mur – des panneaux en bois ou en métal qui évoquent parfois, souvent des palissades – comme miroir de pulsions et d’angoisses extériorisées au pinceau, au crayon, aux ciseaux, au spray, sans interdits ni tabous, avec toutes les contradictions dont elles sont intrinsèquement porteuses.
Leur singularité est de travailler à deux pour ne faire qu’un. L’un commence, l’autre continue, chacun poursuivant le dialogue à tour de rôle, porté par l’émulation, sans rivalité, jusqu’au bout de l’effort commun, à bout de souffle. En guise signature, un tampon : KRM. Et un petit chien qui trottine, trottine, trottine. Pas de signature individuelle, pourtant l’œuvre est loin d’être anonyme. Elle porte en elle la somme de leurs deux biographes, des « fragments de leur existence », comme ils disent.
Plus que des fragments, ce sont des pans entiers de leur existence qui s’invitent dans leurs tableaux. Chérif Zerdoumi, c’est l’enfance dans les Aurès, la guerre sans nom, la fuite la peur au ventre, l’arrivée en France, à Castres, l’école mal aimée, une première sculpture à l’âge de 12 ans, et puis la vie avec son lot de tendresse, de déchirements, de rencontres, de crises identitaires, de drames ; c’est son art brut, tribal, néo-primitif, sa recherche de l’absolu, ses mauvais garçons, ses hommes tordus et ses femmes zèbres. Geza Jäger, ce sont d’abord des années heureuses à Düsseldorf, le piano, le dessin, puis la maladie, six mois entre la vie et la mort, un nouveau départ, une fureur de vivre décuplée par une quête incessante du soi, des études, une thèse, une insatisfaction permanente, un besoin de beauté, une grande solitude artistique; pendant un séjour en Australie, c’est la découverte de l’art traditionnel des Aborigènes – the western desert painting. Une révélation. Chérif et Geza, une somme de vécus intimement personnels dont on ressent l’impact dans le développement de leur « esprit du mur ».
Pour le transposer, cet « esprit du mur », Geza et Chérif s’appuient, rebondissent sur des affiches publicitaires qu’ils détournent, déchirent, tournent en dérision. Parfois, il n’en reste rien, ou juste une écorchure rose – comme dans « Propane », un grand format de 2014. Non, leur intention n’est pas d’accuser la pub de tous les maux de la terre ou de la défigurer d’un coup de bombe. Mais de maîtriser son omniprésence dans la vie quotidienne. De la démystifier. De relativiser les besoins superflus qu’elle fait naître chez le consommateur. La vie n’est pas faite que de bijoux en or signés Machin, de cacahouètes en promo ou de rouge à lèvre qui ne coule pas. Clin d’œil évident à Andy Warhol et aux artistes du mouvement dada. Ainsi s’aperçoit-on que leurs peintures murales, leurs montages, collages et décalcomanies s’emparent de thèmes d’actualité comme la guerre, la violence, les attentats terroristes, le racisme, la précarité . Une interprétation des cris et chuchotements de la rue, une transcription de la réalité urbaine qui provoque, irrite et invite à la réflexion.
Jacqueline Deloffre, critique d’art et de cinéma
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